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EN CE TEMPS-LA
FACHES-THUMESNIL

LES REFUGIES ET RAPATRIES DE FACHES-THUMESNIL.

Mais ces pensées sont loin de tous les esprits. Malgré le tumulte des canons, la confiance est entière, le calme complet. A ceux qui s’inquiètent pourtant on prodigue les assurances rassurantes : jamais les Allemands ne reviendront, leur dit-on, jamais les Allemands ne prendront Lille. Et cependant les symptômes graves se succèdent et ceux qui les notent ne peuvent s’empêcher d’en être inquiétés : la venue du parlementaire, la bataille qui visiblement déborde Lille de toutes parts, l’ordre brusque d’éteindre les lumières dès la nuit venue ! Jamais Lille ne me parut si beau que par cette claire nuit d’octobre qui précéda la journée de l’évacuation. La lune en son plein inondant la ville de clarté, les rues étaient blanches et propres, d’une blancheur éclatante du côté éclairé, d’un noir opaque dans la zone d’ombre. Du ciel notre vieille cité devait apparaître comme un immense damier. En sortant du journal je pris plaisir avec quelques camarades à parcourir deux ou trois fois la rue Nationale avant de rentrer chez moi. Nous ne pouvions nous soustraire au charme poétique, à la douceur de cette nuit, nous arracher au spectacle féérique qu’elle déroulait devant nos yeux extasiés.

Le lendemain matin, le "taube" qui bombarde l’hôtel de Bretagne donne pour ainsi dire le premier signe de l‘évacuation proche. Vers midi [note] , les agents se répandent dans tous les quartiers et de porte en porte vont non plus conseiller mais ordonner l’évacuation. Cette fois il n’y a pas d’ambigüité, la dépêche du général commandant la Région du Nord, affichée à la Préfecture est formelle : évacuez immédiatement sur Gravelines tous les hommes mobilisables de 18 à 48 ans.

L’exode commence aussitôt. Comme je rentre déjeuner, les premiers groupes passent rue Nationale se dirigeant vers la porte de Béthune, sortie indiquée. De minute en minute les partants se font plus nombreux, musette au côté ou sac à la main. Je suis arrêté cinquante fois : "Faut-il partir ? Partez-vous ? Est-ce la peine de se déranger ?" Que répondre, que conseiller ? L’ordre est formel, et pourtant je ne suis pas du tout résolu à m’en aller. Je vais déjeuner puis je retourne au journal. La foule est énorme, la rue Nationale apparaît toute noire de gens en marche. Dans la rédaction, tous les collaborateurs sont réunis ; les typos montent, les employés viennent. Faut-il partir ? Tous sont comme nous, irrésolus. Un d’eux dit : "Ma foi ! Non. Une fois çà passe, mais deux c’est trop. Partir alors que de toutes parts on affirme que les Boches ne viendront pas !"

Mais voici que vers 2h½, Emile Lante apparaît, retour de la Préfecture où il a fait viser les "morasses" [note] par les censeurs. On l’interroge.

"Il faut partir, répond-il, l’ordre est formel pour tous les hommes en âge de mobilisation." Puis il me prend dans un coin. "Il n’y a plus qu’une route ouverte, celle d’Haubourdin - Le Maisnil, vers Laventie ou Béthune. Et encore, on ne peut garantir qu’elle n’est pas coupée maintenant. On m’a dit de vous en informer. Il faut s’attendre à ce qu’elle soit coupée d’un instant à l’autre. Attendre, c’est s’exposer à être pris. Voilà !"

Une voix autorisée s’élève à ce moment : "On ne discute pas un ordre militaire. Il faut partir. Nous espérons tous que Lille ne sera pas occupée, alors vous en serez quitte pour une étape un peu rude et quelques jours d’absence. Le devoir c’est d’obéir. Allez-y et au revoir, à bientôt."

Il est trois heures. Le temps de passer à la maison, nous nous retrouverons, Lante, Dubois et moi rue Nationale et nous partirons, moi en promeneur n’emportant pour tout bagage qu’une confiance inébranlable, mes deux camarades non moins dégagés de toute préoccupation.

"Nous en avons pour une quinzaine" affirme Dubois.

"Mettons trois semaines, ou un mois" opine Lante. Il croyait assurément toucher les extrêmes limites du pessimisme. Et nous nous moquons de lui.

Tous les évacués savent ce que fut la route. Nous étions déjà très loin derrière la tête de colonne, avec trois heures de retard sur les premiers. A la sortie d’Haubourdin nous obliquons à travers champs. La colonne forme à perte de vue un énorme serpent noir. La nuit est tombée quand nous pénétrons dans Le Maisnil.

"Dépêchez-vous" nous crient des cavaliers français.

"Retournez, clament des gens qui reculent en désordre, la route est coupée par les Boches".